Les deux kilomètres

On ne se débarrasse pas d’une habitude en la flanquant par la fenêtre; il faut lui faire descendre l’escalier marche par - Mark Twain -

La maison où je vis présentement est à environ 100 mètres d’une voie ferrée. Voyez-vous, c’est un dilemme que l’on rencontre lorsqu’on vient dans le comté de Santa Barbara (plus spécifiquement, à Montecito) : la voie ferrée longe plus ou moins l’océan… Donc si on veut être proche de la plage, on doit automatiquement accepter d’entendre les trains tchou tchouter. Oh, et pour tchou tchouter, ils tchou tchoutent, mes amis… Jour et nuit! Parfois, on dirait des gémissements. Parfois, des cris de panique. Parfois, des élans de joie. C’est fascinant le nombre d’émotions que l’on peut communiquer avec un seul son!

Au début, je me demandais pourquoi les trains faisaient autant de bruit, alors qu’ils pourraient passer un peu plus silencieusement. J’imagine que la réponse vous apparaît évidente, mais je n’avais simplement jamais pensé à cela, puisque je ne vois à peu près jamais de trains au Québec. J’ai compris, quand on m’a raconté qu’il y a régulièrement des personnes frappées par ces derniers, ici. Les personnes marchent sur la voie ferrée en écoutant de la musique, par exemple, et elles n’entendent pas la locomotive approcher. Je n’aurais jamais pensé qu’une telle chose soit possible, mais ces engins sont apparemment plus silencieux qu’on le croit, quand ils approchent de nous sans leur précieux tchou tchou.

Après que l’on m’ait parlé de ces accidents, j’ai tout de suite pensé aux chefs de trains. Je sais que c’est un peu lugubre (restez avec moi, je m’en vais quelque part, ici…), mais imaginez comment ils doivent se sentir lorsqu’ils approchent d’une personne qui marche dos à eux sur la voie ferrée. Ils peuvent la voir. Ils veulent arrêter plus que tout au monde. Mais c’est absolument impossible, ils sont complètement impuissants. Car on sait qu’un train en mouvement ne peut freiner rapidement, il a trop d’élan. En fait, j’ai fait quelques recherches, et un train de passagers de huit wagons qui roule à 130 km/heure aura apparemment besoin de près de deux kilomètres pour freiner. Et pendant ces deux kilomètres, le conducteur n’a aucun pouvoir de décision.

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On aime bien se rappeler qu’on a le pouvoir de choisir nos pensées et notre attitude, que l’on peut décider de mettre fin aux jugements et à la négativité – qu’elle soit dirigée vers les autres ou vers nous. Et c’est vrai, bien sûr. Or, il y a une chose dont on ne tient pas souvent compte, et qui peut nous amener à nous heurter grandement, en plus de nous éloigner de cette légèreté d’être que l’on veut tant cultiver : on ne peut pas mettre fin à ces habitudes immédiatement, simplement par le pouvoir de notre volonté. On ne peut arrêter ces mouvements instantanément. Tout comme les trains, nos mécanismes intérieurs accumulent un momentum au fil du temps. Si on a tendance à être négatif, ou à juger, ou à se sentir petit, eh bien il y a une force plus grande que celle de notre volonté qui nous amène à continuer. On peut changer, certainement, mais il y a un ou deux kilomètres pendant lesquels l’habitude se poursuivra malgré nous. On ne pourra rien faire, même si on est rempli des plus belles intentions.

Ce que l’on fait pendant ces deux kilomètres est crucial. Si on se sent coupable, si on se blâme… Eh bien, on passera deux kilomètres à se juger et à se sentir mal inutilement. En fait, on passera notre vie entière à se juger et à se sentir mal… Car où que l’on soit rendu dans notre évolution, il y aura toujours des habitudes dont on sera en train de se libérer. On est toujours dans les deux kilomètres, par rapport à un sujet ou à un autre. Et l’ironie est que le fait de se taper dessus pendant cette période tampon fera en sorte que le train repartira souvent de plus belle – que nous replongerons dans les mécanismes que l’on veut transformer – afin de fuir notre honte et notre culpabilité. Car c’est justement pour cela que tous ces mécanismes ont été créés.

Ainsi, j’aimerais vous rappeler que vous n’êtes pas une machine. En fait, non : à bien y penser, j’aimerais vous rappeler que vous êtes une machine, d’une certaine façon. Bien sûr, vous êtes un être divin, avec un cœur, une âme, de belles aspirations, et un potentiel illimité… Mais les lois de la physique qui s’appliquent aux trains s’appliquent à vous et à tout ce qui vous habite, aussi. Et ne serait-ce que pour cela, cessez de vous demander l’impossible. Donnez le temps à vos vieux schèmes de perdre de la vitesse, puis éventuellement de s’arrêter; et en attendant, cohabitez harmonieusement avec ces derniers. En fin de compte, soyez patient. Je sais, être patient ne semble tellement pas grandiose, ni excitant… mais c’est une des expressions les plus sous-estimées de respect et de bonté. Et s’il y a quelque chose de plus grandiose ou excitant que la bonté, je ne l’ai pas encore trouvé.

Bonne journée magique!

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